Hara-Kiri n°8, mai 1961, dessin de Fred.

Suite du l'article de Stéphane Mazurier. Voir les parties 1, 3, et 4.

Entre la fin de l’année 1960 et le début de l’année 1962, l’équipe de Hara-Kiri se modifie en profondeur : Brasier, Lob et Pellotsch (1) s’en vont très vite car, selon Cavanna, leur humour ne convient pas aux « brutalités de soudards » (2) du reste de l’équipe. Quant à Bernard Sampré, il meurt d’une crise cardiaque. Dans le même temps arrivent quatre jeunes dessinateurs : Cabu, Gébé, Topor et Wolinski. Ils font tous la découverte de Hara-Kiri lors de sa première sortie en kiosque, à la fin de l’année 1960. C’est à ce moment-là que le journal « s’est connu dans le milieu professionnel » (3), alors que le grand public l’ignorait encore largement. 

      Jean Cabut, Roland Topor et Georges Wolinski ont tous les trois une solide formation graphique : le premier a suivi les cours de l’école Estienne, tandis que les deux autres sont d’anciens élèves des Beaux-Arts (4). Gébé, de son vrai nom Georges Blondeaux, a un rapport plus original au dessin, puisqu’il fut pendant douze ans dessinateur industriel à la SNCF. Ces quatre jeunes gens sont presque des hommes neufs dans le monde de la presse. Cabu et Gébé ont fait quelques « piges » pour des journaux populaires, comme Le Hérisson,  Ici-Paris (5) ou Paris-Presse, tandis que Topor et Wolinski ont déjà placé quelques dessins pour des revues plus spécialisées, telles que Bizarre ou Fiction. À leurs côtés, Jiem, alias Reiser, peine à trouver sa place et son style ; Bernier lui confie quelque temps l’inspection des ventes, avant que le jeune homme ne soit appelé sous les drapeaux, en mars 1961.

             Si Topor et Fred quittent définitivement Hara-Kiri en 1965, pour des motifs essentiellement financiers, le journal accueille de nouveaux dessinateurs, dont, dès 1964, Pierre Fournier, fonctionnaire à la Caisse des dépôts et ancien étudiant aux « Arts-Déco », puis, à partir de 1967, le Belge Guy Pellaert, et, l’année suivante, le Néerlandais Bernard Willem Holtrop, dit Willem, ancien élève de l’école des Beaux-Arts d’Amsterdam et fondateur du journal provo God, Nederland et Orange, en 1966 (6). Enfin, un certain Delfeil de Ton devient en 1967 un des rédacteurs les plus prolifiques du journal. Né Henri Roussel, celui-ci cultive le mystère sur ses origines (7). À côté de ces membres de «  la famille Hara-Kiri  », on peut aussi noter la collaboration passagère de quelques rédacteurs et dessinateurs. Par exemple, Guy Mouminoux – le futur Dimitri de Charlie Hebdo – est l’auteur d’une des premières affichettes du journal destinées aux kiosques. Hara-Kiri accueille aussi, à partir de 1962, des planches de Bosc, de Jean Giraud – alias Moebius –, des textes des écrivains Raymond Queneau, André Ruellan et Jacques Sternberg (8), ainsi que du comédien Romain Bouteille. Enfin, Melvin Van Peebles, auteur noir américain, écrit quelques articles pour Hara-Kiri (9). En 1965, il adapte ainsi en bande dessinée La Reine des Pommes, de Chester Himes, avec des illustrations de Wolinski.

 

Professeur Choron, alias Georges Bernier.

 

              L’équipe des « pionniers » (10) de Hara-Kiri est désormais au complet. Il manque, toutefois, un personnage pour incarner totalement la philo sophie du journal, une expression vivante de l’esprit bête et méchant. Ce sera le Professeur Choron, c’est-à-dire Georges Bernier. Il est baptisé en 1962, à l’occasion d’une séance de photographies mettant en scène une jeune fille candide et un docte professeur. Le nom « Choron » a tout simplement été choisi parce que Hara-Kiri avait son siège au 4 de la rue Choron. Cavanna utilise avec gourmandise le lyrisme pour annoncer cette création : « Et donc la chrysalide devint papillon, Bernier enfin fut Choron. Professeur Choron. » (11). Georges Bernier abandonne alors le costume-cravate pour un pardessus et polo rouge ; il se rase le crâne. En revanche, il use toujours d’un fume-cigarette « qui, dans ses mains, devient luxueux et sophistiqué » (12) et grille soixante Pall Mall par jour. Hara-Kiri tient son symbole humain. Le journal est définitivement lancé.

             Tout au long des années soixante, le mensuel « bête et méchant » a transformé sa physionomie. D’abord en noir et blanc, il s’est progressivement ouvert à la couleur. À l’origine constitué uniquement de textes et de dessins, il se remplit de photographies. Il peut s’agir, dans le cas de la rubrique « Des Faits », de photographies d’actualité détournées : on leur rajoute des phylactères ou des détails cocasses. Les autres photographies sont l’œuvre de Jacques Chenard, alias Chenz, et elles sont réalisées dans différents studios proches de la rue Choron , loués à la journée. Cavanna et Bernier utilisent ces photographies pour créer des fausses publicités, des romans-photos absurdes, à cent lieues de ceux de Jours de France, ou encore des fiches-cuisine et des fiches-bricolage. Le journal loue parfois les services de danseuses du Crazy Horse (13), ou bien fait appel à des amies de l’équipe.

             Le dessin reste, cependant, la pierre angulaire du journal. Les lecteurs de Hara-Kiri découvrent ainsi de nombreuses séries, comme « Berck », de Gébé, « Le Journal de Catherine », de Cabu, « Le Bistrot d’Émile » et « Hit-Parade », de Wolinski, « Le Petit Cirque » et « Tarsinge, l’homme Zan », de Fred, « Mon Papa », de Reiser, ou, plus tard, « Pravda la Survireuse », de Pellaert. Sous le pseudonyme de Sépia, Cavanna est encore l’auteur de quelques dessins, mais il se consacre de plus en plus à l’écriture, qu’il s’agisse de contes, de nouvelles, ou de textes de vulgarisation scientifique traités sur le mode de l’humour, comme « L’Aurore de l’humanité » (14). Il utilise de nombreux pseudonymes, comme Trix, pour donner l’illusion d’une rédaction étoffée. « Tout le monde s’est mis à écrire pour faire un journal qui tienne la route » (15), précise Georges Bernier. Lui-même propose, entre autres, « Les Jeux de con du Professeur Choron ». Des dessinateurs comme Gébé, Topor et Fournier prennent aussi la plume (16). L’arrivée de Delfeil de Ton bouleverse la donne : il rédige un nombre considérable de rubriques : « Le Jazz de Delfeil de Ton », « Le Cinéma de Delfeil de Ton » et « Les Mémoires de Delfeil de Ton ». Il est également l’auteur d’une multitude de contes, écrits sous le pseudonyme de Gunnar Wollert. Ce dernier est présenté comme un auteur suédois dont la rédaction de Hara-Kiri aurait traduit les textes…

 

Dessin de Fred, Hara-Kiri n°11, septembre 1960.

 

 

             Les ventes de Hara-Kiri sont longtemps bloquées à 60 000 exemplaires, à cause, notamment, d’une absence de soutiens promotionnels. « Notre pub, c’était notre affichage qu’on faisait, nous, dans les kiosques. », se souvient Bernier. « Quand on a lancé Hara-Kiri, précise-t-il, rien n’était payant, c’était de l’affichage sauvage. C’est-à-dire qu’on s’amenait avec des pinces à linge, des affiches et on épinglait nos affiches. Ça a aidé à nous faire connaître. » (17) Cependant, Hara-Kiri bénéficie, à partir de 1963, d’une « publicité indirecte » à la télévision. Jean-Christophe Averty , grand lecteur de Hara-Kiri, fait régulièrement participer Bernier, alias le Professeur Choron, à son émission, « Les Raisins verts ». Les téléspectateurs français découvrent ce visage, ce nom et ce ton inimitable. Hara-Kiri bénéficie également d’une publicité radiophonique sur Europe 1. Francis Blanche anime alors l’émission la plus écoutée de la station tous les dimanches matins. Bernier parvient à acheter seulement trente secondes de publicité dans cette tranche horaire, mais Francis Blanche, grand lecteur de Hara-Kiri, n’hésite pas à répéter de nombreuses fois le nom du journal et son slogan publicitaire : « Si vous avez de l’argent à foutre en l’air, achetez Hara-Kiri, journal bête et méchant, sinon, volez-le ». Les ventes du mensuel sont dopées par ces différentes formes de promotion : elles atteignent environ 250 000 exemplaires en 1965-1966, ce qui est un chiffre plus qu’honorable. Dans ce contexte favorable, Bernier décide de lancer une collection de livres sous le label des éditions Hara-Kiri : c’est ainsi que sont publiés en 1965 les premiers ouvrages de la collection « bête et méchante » : 4, rue Choron de Cavanna, Dessins panique de Topor, Berck de Gébé et Histoires lamentables de Wolinski (18).

             En ce qui concerne les relations internes à la rédaction, on ne peut que constater l’ascendant de François Cavanna. Déjà âgé de trente-sept ans lors du lancement de Hara-Kiri, il est, d’abord, le doyen de l’équipe. Cavanna n’a que six ans de plus que Bernier et Gébé, mais onze de plus que Wolinski et Delfeil de Ton, quatorze de plus que Fournier, quinze de plus que Cabu et Topor, et dix-huit de plus que Willem et Reiser. À leur arrivée dans le journal, ce ne sont encore que de tout jeunes gens. « On était des jeunots », affirme Delfeil de Ton (19). Issus en partie de la génération ayant immédiatement précédé le baby-boom, ils n’étaient que des enfants lorsque la Seconde Guerre mondiale s’est achevée. Ils ont pu alors connaître l’avènement d’une société de consommation et d’une culture de masse, fortement imprégnées par le modèle américain (20). La différence d’âge entre le rédacteur en chef et ses collaborateurs engendre des rapports particuliers, et même quasi-filiaux entre Cavanna et Reiser (21). Ce dernier – orphelin de père – déclare, du reste : « Cavanna, c’est presque mon père. Il m’a éduqué. » (22)

             Au-delà, c’est l’ensemble de l’équipe qui voue un profond respect envers le rédacteur en chef de Hara-Kiri. Delfeil de Ton l’assure d’une « reconnaissance éternelle » (23) pour l’avoir fait entrer dans le journal, Wolinski est persuadé qu’il a « toujours raison » (24), et tous, y compris Bernier, sont impressionnés par sa culture et son charisme. Après la mort de Reiser, en 1983, Wolinski se souvient avec émotion de ces années soixante, où ils étaient « si pauvres, si timides, si ignorants. Cavanna [les] engueulait, [les] traitait de minables, mais [les publiait] » (25). À cette époque, Cavanna est, par ailleurs, le seul habilité à recruter de nouveaux collaborateurs pour Hara-Kiri (26). Néanmoins, il accorde une entière liberté à ses journalistes : « Chacun était le patron dans ses pages » (27). Contrairement aux rédacteurs en chef traditionnels, il ne donne aucune instruction à l’équipe, n’organise aucune réunion de concertation. Reiser, Gébé, Wolinski et les autres choisissent souverainement leurs sujets (28). Les membres de la « bande Hara-Kiri » sont finalement « individualistes comme des bernard-l’ermite » (29). (...)

 Stéphane Mazurier

 

 

 

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(1) Pellotsch est l’auteur d’une planche pour Pilote en 1960 et Lob entre dans ce journal en 1963 pour ne plus le quitter.

(2) Cavanna, Bête et méchant, op.cit., p.237.

(3) Entretien avec Georges Bernier, 2 novembre 2004.

(4) Topor expose même ses œuvres à la Maison des Beaux-Arts dès janvier 1961.

(5) C’est à Ici-Paris que Cabu fait la connaissance de Fred, en 1960.

(6) Willem publie, entre autres, Topor.

(7) À titre d’exemple, seule sa femme connaît la signification de cet étrange pseudonyme qu’est « Delfeil de Ton »…

(8) Ruellan et Sternberg participent quelque temps au mouvement « Panique » de Topor.

(9) Il collabora, quelque temps auparavant, à France-Observateur.

(10) Entretien avec Cavanna, 4 avril 2002.

(11) Cavanna, Bête et méchant, op.cit., pp.227-228.

(12) Bobet, Moi, Odile…, op.cit., p.117

(13) Wolinski connaît, en effet, Alain Bernardin, le patron du Crazy Horse Saloon, pour qui il a réalisé quelques dessins.

(14) Cette rubrique fait l’objet, dans les années 1970, d’un ouvrage en trois tomes : Et le singe devint con (Paris, éditions du Square, 1974), Le Con se surpasse (Paris, éditions du Square, 1975) et Où s’arrêtera-t-il ? (Paris, éditions du Square, 1977).

(15) Entretien du 2 novembre 2004.

(16) Gébé imagine les « Reportages de Jean-Pierre Choron », tandis que Fournier invente un envoyé spécial du nom de « Jean Neyrien Nafoutre de Seyquonlat ».

(17) Entretien du 2 novembre 2004.

(18) Mon Papa, de Reiser, aurait dû sortir en 1966, mais une catastrophe naturelle l’a empêché : une violente tempête a, en effet, ravagé le hangar dans lequel se trouvait le stock de Mon Papa. Il ne sera publié que cinq ans plus tard, aux éditions du Square.

(19) Entretien du 11 avril 2002.

(20) Cette unité générationnelle est peut-être plus convaincante qu’une hypothétique unité de classe : si Cavanna, Gébé, Bernier et Reiser sont issus du prolétariat, Cabu, Wolinski, Fournier et Delfeil de Ton sont des enfants de la bourgeoisie.

(21) On retrouve ce même type de rapport entre Bernier et Jean-Marie Gourio. Odile Vaudelle considère ce dernier comme le « fils spirituel » de Choron, in Bobet, Moi, Odile…, op.cit., p.201.

(22) Cité par Parisis, Reiser, op.cit., p.227. Dans un entretien du 28 juillet 2005, Delfeil de Ton signale que Reiser s’adressait à Cavanna en lui disant « monsieur ». Il ajoute que Bernier peut être considéré comme le second père de substitution de Reiser. Quant à Cabu, il vouvoie toujours Cavanna, près de cinquante ans après leur première rencontre.

(23) Entretien du 11 avril 2002.

(24) Wolinski, Je montre tout !, Paris, Charlie Hebdo Hors-Série n° 14, 2001, p.20.

(25) L’Humanité, 7 novembre 1983.

(26) Ce n’est qu’au cours de la décennie suivante que d’autres – Gébé, Bernier et Wolinski notamment – pourront faire rentrer eux-mêmes de nouveaux dessinateurs ou rédacteurs.

(27) Cavanna, Bête et méchant, op.cit., p.241.

(28) Jusqu’en 1961, quelques numéros de Hara-Kiri étaient thématiques : sur les snobs, sur la faim dans le monde, etc. Cette formule a fait long feu.

(29) Cavanna, Bête et méchant, op.cit., p.242.

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